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L’affaire des tours Eiffel miniatures : le temps de l’innocence

Pénal - Vie judiciaire
03/04/2017
L’arrestation de ressortissants africains, à la suite d’un contrôle d’identité, entraîne celle, en flagrance, de ressortissants chinois qui, seuls, seront poursuivis. Des perquisitions suivent. Trois tonnes de tours Eiffel miniatures sont saisies. Le tribunal annule les deux tiers de la procédure et, pour le surplus, relaxe les prévenus poursuivis pour aide au séjour irrégulier et exploitation de vente à la sauvette.

Les noms de la société, des rues et des protagonistes, ainsi que les dates ont été changés.

1. Les faits de la cause : des tours Eiffel miniatures a giorno (3 tonnes), de l’aide au séjour irrégulier et de l’exploitation de vente à la sauvette


Le 14 octobre 2017, un appel anonyme informe les services de police qu’un homme de type asiatique alimente, dans le 3ème arrondissement de Paris, des ressortissants africains sans titre de séjour en tours Eiffel miniatures pour des reventes à la sauvette.
 
Les 17 et 18 octobre, des surveillances sont effectuées aux abords des locaux de la société Lady L’homme y est vu recevant des Africains puis, le 18, en accompagnant deux à un entrepôt situé non loin, au 62, rue des vertus (62). Les Africains en ressortent, porteurs de leurs sacs remplis. Ils prennent le métro. À la station Arts-et-Métiers, ils distribuent des tours Eiffel à d’autres Africains. Deux autres partent ensuite et l’un est vu en vendre au Trocadéro.
 
Des recherches administratives sur la SARL Lady suivent. Sa gérante est Claire Beijing, épouse Chang. La société a son siège social rue au maire, mais aucun local enregistré au 62. Quatre personnes y sont déclarées : la gérante, sa mère Mme Hangzhou épouse Beijing, le mari de la gérante M. Chang et une vendeuse.
 
Le 21 novembre, deux Africains sont vus entrer dans le magasin Lady avec deux chariots à roulettes puis se diriger vers le 62, où l’homme asiatique les fait entrer. Ils en ressortent, les chariots lourdement chargés, prennent le métro à Arts-et-Métiers et sortent à Bibliothèque François Mitterrand.
 
« Là, ils se dirigeaient vraisemblablement vers le foyer Chevaleret connu de nos services pour héberger un grand nombre de vendeurs à la sauvette. Ils faisaient alors l’objet d’un contrôle d’identité » à 14 heures, au visa de l’article 78-2 du Code de procédure pénale. Ils reconnaissent avoir acheté des tours Eiffel miniatures à un ressortissant chinois, les avoir payées en espèces, s’apprêter à en revendre à leurs compatriotes du foyer. Selon le procès-verbal, ils reconnaissent aussi être en situation irrégulière. Dès lors, l’enquête préliminaire bascule en flagrance. Les deux Africains sont gardés-à-vue et reconnaissent à nouveau les faits. À 15h20, M. Beijing est interpellé au 62. On y saisit trois tonnes de tours Eiffel miniatures.
 
Au siège de la SARL Lady, les policiers trouvent Mme Beijing, une vendeuse et un parent arrivé de Chine. Sa fille, Mme Chang est ensuite arrêtée chez elle au 17 de la même rue, appartement où se trouve aussi son mari, M. Chang. Dans le dossier, figure encore le PV d’une perquisition réalisée à 17 h au siège de la société Lady, en présence de Mme Chang, où seraient saisis 39 kg de tours Eiffel miniatures. Mme Chang admet aussi vendre à des Africains qu’elle soupçonnait être en situation irrégulière. M. Beijing confirme également sa participation à cette activité. Idem pour M. Chang qui, pour autant, n’est pas gardé-à-vue. À l’issue, les deux Africains sont remis en liberté et les deux Chinois (père et fille) font l’objet d’une convocation par officier de police judiciaire, avec deux préventions : aide à l’entrée ou au séjour irrégulier et exploitation de vente à la sauvette à l’égard de plusieurs personnes. De plusieurs Africains, on a sauté sur deux Chinois.
 

2. In limine litis…

 
Trois types nullités sont plaidées in limine litis (voir Le Lamy Formulaire commenté procédure pénale, n° F265-5).
 
Tout d’abord, le contrôle d’identité est contesté. La proximité du foyer Chevaleret qui, selon les enquêteurs, serait très connu pour être un lieu d’hébergement de vendeurs à la sauvette pour la plupart en situation irrégulière ne peut être considérée, ainsi que l’exige l’article 78-2 du Code de procédure pénale, comme « une ou plusieurs raisons plausibles que la personne a commis ou tenté de commettre une infraction ou qu’elle se prépare à commettre un crime ou un délit ». Cela signifierait que n’importe quel Africain à proximité du foyer avec un sac épais pourrait être contrôlé.
 
On s’étonne aussi que le PV d’interpellation rapportent les « aveux » des ressortissants africains en style indirect, que les poids des cabas qu’ils tractaient soient si importants (62,5 kg et 57 kg), même si certains hommes, y compris des avocats, peuvent être très robustes, que rien ne soit indiqué sur les conditions de la pesée, etc.
 
On s’étonne encore de la présence au dossier de photos montrant M. Beijing devant le magasin Lady : elles sont prises de l’intérieur du premier étage de l’immeuble en face (la rue est étroite). Leur provenance n’est pas indiquée : voisin délateur ? Enquêteurs en planque ? Pigeons photographeurs comme il y en a de voyageurs ? Alors, comment s’assurer de leur légalité ? Comment vérifier si elles sont opposables aux ressortissants africains qui y reconnaissent « le chinois » auquel ils ont acheté les tours Eiffel miniatures ?
 
Dès lors, le contrôle d’identité étant nul, les « aveux » permettant de constater la flagrance sont nuls et donc, aussi, la conversion du cadre préliminaire en celui de la flagrance. Or, comme tous les actes qui suivent l’ont été en flagrance, ils doivent tous être annulés.
 
La seconde nullité est délicate. Mme Chang affirme qu’aucune perquisition n’a eu lieu en sa présence au magasin Lady à 17 heures. Elle indique avoir été transférée au service peu après son interpellation, placée en garde-à-vue et n’en être plus sortie jusqu’au lendemain. Pourtant, le PV de perquisition porte sa signature. Elle affirme avoir signé sans relire. Sa mère ajoute que les tours Eiffel miniatures ont été emportées au moment où les enquêteurs ont pénétré dans la société Lady, qu’ensuite, les policiers lui ont demandé de fermer les bureaux à clé et sont partis avec elle chez sa fille. Mme Beijing affirme qu’elle seule avait la clé des locaux qu’elle a conservée. Mme Chang confirme. Dans sa fouille décrite au dossier, on ne trouve pas de clé.
 
La défense produit trois attestations : une de Mme Beijing retraçant ses dires et précisant que les policiers, en sa présence, ont fait pression sur sa fille pour qu’elle ne soit assistée d’aucun avocat pendant la garde-à-vue ; une de la vendeuse et une autre du parent.
 
L’avocat explique sur quels éléments s’est construite sa conviction de la fausseté du PV de perquisition : les réponses fermes de sa cliente chaque fois qu’il lui a demandé si elle était bien sûre que la perquisition avec elle n’avait pas eu lieu, l’accord immédiat de sa mère pour faire une attestation en ce sens, les deux autres attestations en chinois traduites par un interprète-traducteur près la cour d’appel, la clé introuvable à la fouille.
— « C’est louche » explique-t-il.
— « Qu’avez-vous dit, Maître ? », demande l’assesseur à la droite de la présidente.
— « J’ai dit : "c’est louche", Madame le Juge »
— « Ah ! »
Et l’avocat d’ajouter : « Nous sommes dans un système d’intime conviction : même si le PV est signé de la cliente, à l’évidence, il s’est passé quelque chose et ce quelque chose, c’est qu’il ne s’est rien passé au magasin Lady à 17 h. C’est à 14 h que les policiers ont emporté les tours Eiffel miniatures, sans la présence de Mme Chang qui était chez elle ».
 
La troisième nullité vise la perquisition de l’entrepôt en présence de M. Beijing qui en signe le PV. Ce dernier n’avait aucune autorité pour le faire. D’une part, il n’occupait aucune fonction, ni sociale, ni salariale dans la société Lady. D’autre part, au 62, est enregistrée une autre société.
 

3. Notes d’audience


Il s’avère que le Parquet soutient toutes les nullités : surprise de la défense, peu habituée à une telle attitude… Serait-ce le changement climatique ? Sur la première nullité, la procureure rappelle que le contrôle d’identité pouvait aussi avoir lieu si « la personne est susceptible de fournir des renseignements utiles à l’enquête en cas de crime ou de délit ». Elle en déduit que ce n’est pas le cas, puisqu’on ignorait quel aurait été le devenir des tours Eiffel miniatures saisies. La procureure ne dit rien sur la fausse perquisition. Quant à celle du 62, elle rejoint la défense. Elle se rassied. La présidente, surprise : « Vous ne demandez pas la jonction au fond ? » La procureure secoue la tête. Le tribunal se retire pour délibérer. La défense jubile : c’est plié ; en 4, en 8 ou en 16.
 
À son retour, le tribunal annonce qu’il va sans doute faire droit aux nullités. Pour autant, le tribunal entend juger le dossier à partir des PV antérieurs ! Stupéfaction de l’avocat, mais celle de la procureure est plus intense encore : son visage s’affale sur son coude et elle regarde la présidente en silence. Et celle-ci d’appeler les prévenus pour les interroger. Mais ils risquent de répéter les aveux faits dans leurs gardes à vue annulables et donc d’être condamnés. Alors, leur avocat leur dit à voix basse de se taire. Puis, se tournant vers la présidente, il déclare : « Sans vouloir harasser le tribunal, les prévenus vont exercer leur droit au silence ». La juge à la gauche de la présidente éclaire son visage d’un large sourire. Le fils et sa fille du Ciel n’auront rien dit pendant les deux heures que dure l’audience.
 
La présidente évoque l’audition de M. Chang, dont le PV dit qu’il accepte de déposer et qui, selon elle, échappe au « périmètre de la nullité ». M. Chang y décrit le rôle de la famille dans la vente des tours Eiffel miniatures à des Africains qui, etc.
 
La discussion porte ensuite sur la propriété de l’entrepôt du 62. Figure au dossier un acte de donation-partage de Mme Beijing à ses enfants, présenté sur PV  par les enquêteurs comme visant des locaux sis au 62. Mais l’étude de ladite donation, que juges et avocat se passent, montre qu’il s’agit d’un autre bien et que l’adresse du 62 est biffée sur l’acte : suspect...
 
Ensuite, le parquet requiert 2 000 euros d’amende : froncement de sourcils de la présidente. Aurait-elle voulu qu’en plus, on coupât la tête des prévenus ? La procureure indique aussi que les préventions, mal rédigées, doivent être reformulées.
 
La défense plaide qu’aucun élément ne peut être retenu contre Mme Chang. Ni le renseignement anonyme, ni les surveillances ne l’impliquent. Elle est trouvée chez elle à s’occuper de ses enfants en bas âge. Quant à la mise en cause de son conjoint, elle fait partie des actes annulables. En effet, son audition « consentie » n’a été possible que parce qu’il était en contact avec les policiers à l’occasion de l’interpellation de sa femme à leur domicile où il se trouvait aussi. Or, cette interpellation est annulable.
 
Quant à M. Beijing, rien ne démontre sa connaissance de la situation irrégulière des Africains. Ceux la première surveillance n’ont pas été contrôlés ; ceux de la seconde n’ont fait qu’avouer, ne sont identifiables sur aucun fichier et n’ont pas non plus été poursuivis. S’agissant de l’aide à la vente à la sauvette, elle n’est pas constituée pour les deux ressortissants africains interpellés, puisqu’ils ont été arrêtés en allant vers un foyer et non en revendant. Quant à ceux de la première surveillance, la prévention n’est constituée que pour un ressortissant, celui vu ensuite au Trocadéro.
 

4. Le jugement : nullités en cascade, relaxe finale 


Après un délibéré de cinq semaines, le jugement est rendu.
 
Comme annoncé, la procédure est annulée à compter de l’interpellation des deux ressortissants africains. Le tribunal estime que le contrôle d’identité sur la base de l’article 78-2 du Code de procédure pénale est régulier car il peut être effectué pour « fournir des renseignements utiles à l’enquête en cas de crime ou de délit ». Pour autant, la flagrance n’était pas caractérisée, « les déclarations de deux personnes contrôlées étant insuffisantes (…) ». Pour une fois que des aveux ne comptent pas !
 
Dès lors, tous les actes subséquents sont annulés : les interpellations des Africains, celle des consorts Beijing et les deux perquisitions, mais pas l’audition de M. Chang.
 
Pour le surplus, le tribunal écrit : « Si les éléments (…) permettent d’établir que la société Lady se livrait à la revente de tours Eiffel à des particuliers, ils sont insuffisants d’une part pour caractériser [les infractions] et d’autre part pour les imputer à Mme Beijing épouse Chang ou à M. Beijing. En conséquence, tous deux seront renvoyés des fins de la poursuite ».
 
Pourtant, les personnes morales ne sont responsables pénalement que « des infractions commises, pour leur compte, par leurs organes ou représentants » (C. pén., art. 121-2). Or, Mme Chang, gérante de Lady, est relaxée : on l’a vue ne rien faire, si on peut dire. D’ailleurs, pour être franc, on ne l’a pas vue du tout.
 
Quant à M. Beijing, la défense avait plaidé (un petit peu) coupable pour un résidu d’infraction. Il est quand même relaxé…
 
Ah, réchauffement climatique, quand tu nous tiens !
 
Sur les pouvoirs des enquêteurs en enquête de flagrance et en enquête préliminaire, voir Le Lamy Formulaire commenté procédure pénale, études nos 265 et 270 ; sur les contrôles d’identité, voir étude n° 210).
Source : Actualités du droit