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Impossibilité d’interroger le témoin à charge : mode d’emploi d'appréciation de l’équité de la procédure

Pénal - Procédure pénale
19/10/2017
Le droit d’interroger ou de faire interroger les témoins à charge constitue une garantie du droit à l’équité de la procédure. Dans cet arrêt de chambre, la Cour européenne se penche à nouveau sur les conditions dans lesquelles il est possible d’admettre l’absence de mise en œuvre effective de ce droit, sans violation de l’article 6 de la Convention

I. Faits de l’espèce et déroulement de la procédure interne


Faits de l’espèce. — En 1996, un ressortissant italien est abordé dans la rue par deux personnes qui lui demandent de l’argent. Connaissant l’un de ces deux hommes, il accepte et sort son portefeuille, avant que l’homme qu’il connaissait ne le lui arrache des mains et que les deux hommes ne s’enfuient. Il les poursuit et le deuxième homme le frappe au visage.

Investigations policières. — Le même jour le ressortissant italien porte plainte et indique le nom de l’un des deux agresseurs, qu’il reconnaît à partir d’une photo. Quant au second, il explique aux carabiniers qu’il le connaît de vue. Le carabinier lui présente plusieurs photos aux fins d’identification, à partir desquelles il identifie formellement le second agresseur.

Audiences ad hoc. — En septembre 1996, le parquet demande l’audition de la victime et l’organisation d’une parade d’identification dans le cadre d’une audience ad hoc devant le juge des investigations préliminaires, au motif que, en raison du passage du temps, le témoignage du plaignant risquait de ne plus être fiable lors des débats. Une première citation à comparaître ne put être notifiée au plaignant, qui ne résidait plus au domicile de ses parents. En dépit d’une deuxième, puis d’une troisième citation à comparaître, délivrées à la mère du plaignant en décembre 1996 et janvier 1997, le plaignant ne se présente pas à l’audience ad hoc. Le juge ordonne sa comparution forcée en vue d’une nouvelle audience, à laquelle ni le plaignant, ni le second agresseur ne comparaissent. Lors d’une nouvelle audience, ces derniers étaient tous deux présents, mais non le substitut du procureur, qui participait aux débats dans le cadre d’une autre procédure pénale. En septembre 1997 une autre audience ad hoc a lieu, au cours de laquelle le juge relève que le plaignant, ne vivant plus au domicile de ses parents depuis deux mois, n’avait pas reçu notification de la citation à comparaître.

Audiences préliminaires. — Lors une audience préliminaire se déroulant en juin 1998, le second agresseur est renvoyé en jugement pour vol et coups et blessures. Lors de l’audience de jugement, en mai 2003, le plaignant ne se présente pas et il est acté qu’il n’a pas reçu notification de la citation à comparaître au domicile qu’il avait indiqué aux autorités, à savoir chez ses parents. En juin 2003, la police rédige un procès-verbal de recherches infructueuses, dans lequel sont relatées les déclarations des parents du plaignant, selon lesquelles ce dernier ne vivait plus avec eux depuis trois ans et qu’ils ne savaient pas où il se trouvait. Lors d’une nouvelle audience, en décembre 2004, le carabinier qui avait entendu le plaignant lors de son dépôt de plainte, relate le déroulement de la reconnaissance photographique. Le premier agresseur est également entendu et déclare qu’il ne connaît pas la personne l’ayant accusé. L’audience devant être consacrée, entre autres, à l’audition du plaignant, absent, le procureur informe le tribunal que ce dernier a quitté le domicile familial depuis plusieurs années et est introuvable depuis. Il indique également qu’un mandat d’arrêt avait été décerné à son encontre, à la suite de sa condamnation dans le cadre d’une autre procédure pénale. Le tribunal ordonne que la déposition faite par le plaignant aux carabiniers soit versée au dossier du juge et admise à titre de preuve et, ce, en dépit de la demande de la défense de réaliser des recherches supplémentaires.

Jugement de condamnation. — Par un jugement rendu en avril 2005, le tribunal condamna les deux agresseurs à un an et quatre mois d’emprisonnement, en considérant que la déposition précise et circonstanciée faite par le plaignant auprès des carabiniers était suffisante pour l’établissement de la culpabilité des accusés. À cette occasion, le juge précise que la circonstance qu’un témoin était devenu introuvable s’analysait en une « impossibilité objective » de l’interroger lors des débats, ce qui, selon l’article 512 du code de procédure pénale italien, lu à la lumière de l’article 111 de la Constitution, permet, selon le tribunal, d’utiliser toute déposition faite avant le procès pour statuer sur le bien-fondé des accusations. De plus, à défaut d’élément le laissant penser que le plaignant s’était volontairement soustrait au procès, le tribunal considère que l’absence de celui-ci n’avait aucun caractère prévisible. Enfin, le tribunal estime que la condamnation, bien que fondée principalement sur les déclarations du plaignant, qu’il considère crédibles et concordantes, s’appuie également sur d’autres éléments provenant du témoignage du carabinier qui a relaté le déroulement de la reconnaissance photographique.

Appel. — Le second agresseur interjette appel et conteste l’évaluation des preuves à charge et l’utilisation de la déposition du plaignant, seule preuve utilisée, selon lui, par le tribunal. Il reproche aussi au tribunal de ne pas avoir évalué attentivement les déclarations faites par le plaignant au moment du dépôt de la plainte. En mai 2011, la cour d’appel saisie rend un arrêt confirmatif, en observant, notamment, que l’absence du plaignant lors des débats n’était ni prévisible, ni probable. Elle constate également qu’il n’y avait, entre l’appelant et le plaignant, aucune animosité permettant de douter de la fiabilité de la déclaration de ce dernier. Enfin, elle estime que les déclarations du plaignant, particulièrement celles relatives à la reconnaissance de l’appelant étaient précises et corroborées par les déclarations du carabinier, témoin ayant recueilli la plainte.

Cassation. — Le second agresseur forme un pourvoi en cassation et invoque notamment une violation des prévisions de l’article 6 de la Convention. Par un arrêt rendu en octobre 2012, la Cour de cassation rejette le recours. Sans viser l’article 6 de la Convention, la Haute juridiction italienne constate que le plaignant, condamné par contumace dans le cadre d’une autre procédure pénale, était introuvable, que cela n’était pas prévisible à l’époque de ses déclarations aux carabiniers et que, par conséquent, le tribunal avait légitimement admis ses déclarations à titre de preuve. Elle note, de surcroît, que le demandeur au pourvoi avait pris acte de cette admission sans s’y opposer.

Cour européenne. — En mars 2013, le second agresseur forme une requête devant la Cour européenne. Le requérant allègue avoir été condamné sur la base de la déposition faite aux carabiniers par le plaignant, en l’absence d’audition de ce dernier lors des débats. Il soutient qu’aucune recherche n’a été faite par les autorités pour le retrouver ailleurs qu’au domicile de ses parents. Selon le requérant, compte-tenu de l’absence de ce dernier à la plupart des dates fixées pour la tenue d’une audience ad hoc, il était prévisible, dès 1997, qu’il risquait de se soustraire aux débats. Il soutient encore que, contrairement aux arguments avancés par le Gouvernement quant au manque de caractère déterminant des déclarations du plaignant, sa condamnation était bel et bien fondée exclusivement sur lesdites affirmations. Il ajoute enfin s’être prévalu, pendant les débats, de son droit de garder le silence.
De son côté, le Gouvernement invoque la recevabilité, en droit interne, des déclarations du plaignant aux carabiniers, les dispositions applicables ayant été interprétées par les juridictions internes dans le respect de la Convention. De l’avis du Gouvernement, la présente affaire serait en outre similaire à celle dans laquelle la Cour avait conclu, en juin 2016, à la non-violation de l’article 6 (CEDH, 23 juin 2016, req. n° 3977/13). De plus, le Gouvernement fait valoir que pour valider la preuve principale à charge (le témoignage du plaignant), le tribunal a pris en considération d’autres preuves, telles que les déclarations du carabinier ayant enregistré la plainte et ayant effectué la procédure de reconnaissance photographique du requérant et de son coïnculpé. Ainsi, dans les circonstances de la cause, on peut donc estimer que la déposition du plaignant n’a constitué le fondement unique ou déterminant de la condamnation du requérant. Enfin, le Gouvernement note que ce dernier a eu la possibilité d’interroger son coïnculpé, qu’il ne l’a pas fait et qu’il n’a pas non plus produit d’élément utile à sa défense. Les juridictions internes ayant attentivement évalué l’existence d’éventuelles relations entre le plaignant-témoin et le requérant, le Gouvernement considère que l’admission de la déposition a été contrebalancée par des garanties procédurales suffisantes.
 

II. Équité de la procédure et compensation de l’absence d’interrogatoire du témoin à charge par la défense


Rôle de la Cour. — La Cour européenne indique d’abord, de manière habituelle, que les exigences de l’article 6 § 3 de la Convention représentent des aspects particuliers du droit à un procès équitable garanti par l’article 6 § 1 et que l’examen d’un grief tiré de l’article 6 suppose essentiellement de déterminer si la procédure pénale a revêtu un caractère équitable dans son ensemble. Dans ce contexte, la recevabilité des preuves relève des règles du droit interne et des juridictions nationales et que sa seule tâche consiste à déterminer si la procédure a été équitable.

Nécessité du débat contradictoire sur les éléments à charge. — Le juge européen rappelle ensuite que l’article 6 § 3 d) consacre le principe selon lequel, avant qu’un accusé puisse être déclaré coupable, tous les éléments à charge doivent en principe être produits devant lui en audience publique, en vue d’un débat contradictoire. Si ce principe comporte des exceptions, celles-ci ne sont toutefois acceptables que sous réserve des droits de la défense. En règle générale, ceux-ci commandent de donner à l’accusé une possibilité adéquate et suffisante de contester les témoignages à charge et d’en interroger les auteurs, soit au moment de leur déposition, soit à un stade ultérieur (voir not. CEDH, 27 févr. 2001, req. n° 33354/96 et CEDH, 31 oct. 2001, req. n° 47023/99).

Compensation de l’absence d’un témoin à charge. — Les principes en la matière ont été établis dans un arrêt rendu par la Grande chambre en 2011 (CEDH, gr. ch., 15 déc. 2011, req. nos 26766/05 et 22228/06). Il importe d’examiner successivement plusieurs points : déterminer si l’impossibilité pour la défense d’interroger ou de faire interroger un témoin à charge était ou non justifiée par un motif sérieux, savoir si les dépositions du témoin absent ont constitué la preuve unique ou déterminante de la culpabilité du requérant et, enfin, estimer s’il existait des éléments suffisamment compensateurs des inconvénients liés à l’admission d’une telle preuve pour permettre une appréciation correcte et équitable de sa fiabilité.

La Cour européenne souligne que ces principes ont, depuis, été explicités, notamment dans un arrêt de 2015 (CEDH, gr. ch., 15 déc. 2015, req. n° 9154/10), par lequel la Grande chambre avait confirmé que l’absence de motif sérieux justifiant la non-comparution d’un témoin ne pouvait, en elle-même, rendre un procès inéquitable. Toutefois, la Cour avait également estimé à cette occasion que le manque de motif sérieux justifiant l’absence d’un témoin à charge constituait un élément de poids dans l’évaluation de l’équité globale d’un procès et que pareil élément était susceptible de faire pencher la balance en faveur d’un constat de violation de l’article 6 § 1 et § 3 d). Dans le souci s’assurer que la procédure a, dans son ensemble, été équitable, elle se devait de vérifier s’il existait des éléments compensateurs suffisants. Ceci, d’une part, dans les affaires où les déclarations d’un témoin absent constituaient le fondement unique ou déterminant de la condamnation de l’accusé et, d’autre part, dans celles où elle jugeait difficile de discerner si ces éléments constituaient la preuve unique ou déterminante, tout en étant convaincue qu’ils revêtaient un poids certain et que leur admission pouvait avoir causé des difficultés à la défense. Le juge européen affirmait ainsi que la portée des facteurs compensateurs nécessaires pour que le procès soit considéré comme équitable dépendait donc de l’importance que revêtaient les déclarations du témoin absent et constatait que plus cette importance était grande, plus les éléments compensateurs devaient être solides. Dès lors, la Cour européenne applique, en l’espèce, la méthode d’examen, en trois points, de l’équité de la procédure.
 

III. Application aux faits de la cause


Existence d'un motif sérieux justifiant l'impossibilité d'interrogatoire du témoin à charge. — À cet égard, la Cour observe que dans cette affaire, la non-comparution du plaignant-témoin, qui a amené le tribunal à admettre ses déclarations à titre de preuve, s’expliquait par l’impossibilité pour les autorités d’entrer en contact avec lui. En effet, celles-ci avaient à plusieurs reprises et en vain essayé de lui notifier la citation à comparaître au domicile qu’il avait indiqué.
Lorsque l’absence du témoin s’explique par ces raisons, le juge européen exige des juridictions internes qu’elles aient fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour assurer la comparution de l’intéressé. L’impossibilité d’entrer en contact avec le témoin concerné ou le fait que celui-ci ait quitté le territoire du pays dans lequel l’instance est conduite ont été jugés insuffisants en soi pour satisfaire à l’article 6 § 3 d).
Ce texte exige en effet des États contractants qu’ils prennent des mesures positives pour permettre à l’accusé d’interroger ou de faire interroger les témoins à charge, faute de quoi l’absence du témoin serait imputable aux autorités internes. Il faut aussi que les tribunaux internes aient procédé à un contrôle minutieux des raisons données pour justifier l’incapacité du témoin à assister au procès, en tenant compte de la situation particulière de l’intéressé.
Or, en l’espèce, les tribunaux internes se sont bornés à indiquer que l’absence du plaignant n’était pas prévisible, que les recherches menées pour le retrouver avaient été vaines et a exclu la possibilité d’effectuer des recherches supplémentaires. Au final, lors du procès en 2003, soit plus de six ans après les faits, les seules recherches effectuées par la police avaient été celles faites au domicile des parents du plaignant-témoin. Dans ces circonstances, et compte tenu également du long laps de temps écoulé entre les faits et le procès, la Cour estime que le Gouvernement n’a pas démontré que les juridictions italiennes ont déployé tous les efforts que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour assurer la comparution du plaignant-témoin.
Cependant, même si elle constitue un élément de poids pour apprécier l’équité globale du procès, l’absence de motif sérieux justifiant la non-comparution du plaignant-témoin n’est pas en soi constitutive d’une violation de l’article 6 de la Convention.

Caractère déterminant ou non des dépositions du témoin absent. — Dans ce cadre, la Cour constate que les juges nationaux ont fondé la condamnation du requérant « exclusivement ou du moins dans une mesure déterminante » sur les déclarations faites par le plaignant-témoin lors du dépôt de plainte en 1996. Si le tribunal a pris en considération les déclarations du carabinier ayant enregistré la plainte et effectué la procédure de reconnaissance photographique du requérant et de son coïnculpé, afin de valider la preuve principale, la Cour note toutefois qu’aucune confrontation directe n’a pu avoir lieu entre le requérant et son accusateur, ni pendant le procès ni au stade de l’enquête préliminaire. La Cour affirme à nouveau que le caractère unique de la preuve pèse lourd dans la balance et qu’il appelle des éléments suffisamment compensateurs des difficultés que son admission fait subir à la défense.

Compensation des « inconvénients » liés à l’admission d’une telle preuve. — La Cour réaffirme la nécessité de s’interroger sur les garanties procédurales solides permettant une appréciation correcte et équitable de la fiabilité d’une telle preuve. L’examen de cette question permet en effet de vérifier si la déposition du témoin absent est suffisamment fiable, compte tenu de son importance dans la cause, pour qu’une condamnation puisse être prononcée. Surtout, la Cour rappelle que, dans ce contexte, le droit d’interroger ou de faire interroger les témoins à charge constitue une garantie du droit à l’équité de la procédure : non seulement il vise l’égalité des armes entre l’accusation et la défense, mais encore parce qu’il fournit à la défense et au système judiciaire, un instrument essentiel de contrôle de la crédibilité et de la fiabilité des dépositions incriminantes et, par-là, du bien-fondé des chefs d’accusation.
Or, en l’espèce, le plaignant et unique témoin a certes été entendu par les carabiniers, mais n’a jamais comparu devant les juridictions du fond. Ni les juges du fond, ni le requérant ou son représentant n’ont donc pu l’observer pendant son audition pour apprécier sa crédibilité et la fiabilité de sa déposition.
La Cour relève ensuite que les juridictions internes se sont appuyées, en sus des déclarations litigieuses, sur le témoignage du carabinier et que la cour d’appel avait évalué avec soin la crédibilité du plaignant-témoin. Mais, cela étant, un tel examen ne saurait à lui seul compenser l’absence d’interrogation du témoin par la défense. En effet, aussi rigoureux soit-il, l’examen fait par le juge du fond constitue un instrument de contrôle imparfait dans la mesure où il ne permet pas de disposer des éléments pouvant ressortir d’une confrontation en audience publique entre l’accusé et son accusateur.
Le caractère déterminant des dépositions du plaignant-témoin, en l’absence de confrontation avec le requérant en audience publique, emporte la conclusion que les juridictions internes, aussi rigoureux qu’ait été leur examen, n’ont pas pu apprécier correctement et équitablement la fiabilité de cette preuve.

Considérant l’équité de la procédure dans son ensemble, la Cour juge que les droits de la défense du requérant ont ainsi subi une limitation incompatible avec les exigences d’un procès équitable et, partant, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 et § 3 d) de la Convention.
 
Source : Actualités du droit